Synergies Venezuela Nº 2 (2006) pp. 5 - 8
Preface
Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris.
Son doux regard qui brille
Fait briller tous les yeux.
Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être
Se dérident soudain à voir l’enfant paraître
Innocent et joyeux
Victor Hugo, Les Feuilles d’automne, mai
1830
Une nouvelle revue, c’est comme une naissance. En ces temps de profonde morosité internationale, découvrir qu’au-delà de cet immense Océan Atlantique jouxté et prolongé par la mer des Antilles, la langue française suscite encore assez de passion pour engendrer une revue scientifique, est un heureux événement qu’on ne peut qu’applaudir à tout rompre car il symbolise, comme le doux regard qui brille de l’enfant, le commencement et la continuité de la vie. Je viens de lire le rapport de la Mission sur la langue française publié le 11 avril 2006 par la Commission Rochebloine de notre Assemblée Nationale, et signé par Monsieur André Schneider1. Ce rapport nous dit qu’après avoir rencontré les «mélancoliques d’un côté et les «optimistes» de l’autre, «la Mission est arrivée à la conclusion que le français a besoin d’une politique réaliste, car, à un héritage de plus en plus contesté, il faut désormais substituer une ambition». On découvrira certainement avec intérêt les préconisations concrètes de ce rapport, et notamment l’approche volontariste prônée pour «agir face à une menace d’uniformisation culturelle et linguistique». On notera aussi, sans grand étonnement sans doute, les cartons jaunes distribués par la Commission, notamment au MEDEF2 qui, en principe du moins, se devrait d’être à la tête du combat pour la défense du français, mais qui –efficacité commerçante oblige– défend une attitude politique linguistique résolument anglophonophile3.
Et pourtant, il semble bien que le petit dernier du GERFLINT: Synergies Venezuela, soit un indicateur de bonne santé pour la langue française, et que l’on pourrait donc affirmer, pastichant Hugo, que «les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être» par de très sérieuses exigences de rentabilité, gagneraient à prendre en considération ce grand témoignage de vitalité qu’est la création d’une revue scientifique francophone à l’autre bout du monde, et sa survie assurée (ce deuxième numéro le prouve) dans un proche univers anglophone probablement impitoyable.
Mais c’est qu’il grandit, en effet, notre petit dernier, et le voilà déjà avec une deuxième quenotte, incisive sans doute, pour commencer à croquer dans le dur. Quand les premières dents apparaissent, c’est que la fragilité fait place à la vigueur. La vie, toujours elle, forge ses armes. Grandir, complexifier son rapport au monde, prendre personnalité et place dans la maison du père, le petit point de départ devient trajectoire, le livre se met en route.
Son objectif? Accessible certainement aux esprits déliés et souples mais moyennant un sérieux délestage. Ce livre n’est pas là pour défendre une idéologie, une méthodologie, une ethnométhodologie, une épistémologie, une didactologie… Foin de tous ces vocables pédantesques même si, un temps, ils ont eu vocation à nous libérer d’anciens cadastres, d’anciennes forteresses, d’anciens morcellements. Le livre marche sur le fameux chemin imaginaire d’Antonio Machado «Caminante, no hay Camino. Se Hace camino al andar», c’est-à-dire sur un chemin de hasard qui se trace, précisément, en marchant sans bagage encombrant, sans itinéraire préalablement imposé, sans parti-pris:
Et ce ne sera pas parmi leurs labyrinthes
Que nous égarerons les pas que nous faisons
Et ce ne sera pas en suivant leurs empreintes
Que nous disperserons le peu que nous serons4
Lorsqu’après ce quatrain de Péguy, on parcourt les belles pages de ce deuxième essai (au sens tout à la fois sportif et philosophique du terme) on prend conscience que la mondialisation, hier encore sereinement triomphante, à déjà plus que du plomb dans l’aile. Témoin ce passage du Chilien Ricardo Lagos cité par Olga Maria Diaz (elle-même chilienne), dans le bel article (infra) qu’elle a envoyé à l’équipe venezuelienne de Yolanda Quintero de Rincon, et qui parle de diversité linguistique et culturelle: «Nous ne pouvons plus assumer d’être de simples récepteurs passifs d’objets et de valeurs culturelles qui se produisent sous d’autres latitudes. Pour que la globalisation soit un dialogue entre les cultures et non l’hégémonie d’une culture sur les restantes, il est nécessaire que nous nous mettions maintenant au travail, pour favoriser et stimuler notre propre création, et augmenter notre patrimoine».
D’un bout à l’autre du continent latino-américain, du Chili au Venezuela en l’occurrence, même combat, même volonté d’exprimer (en français) un désaccord profond sur le processus bull-dozer d’une globalisation menaçant sans vergogne, pour des raisons de simple profit matériel, les valeurs sacrées auxquelles tous les hommes sont naturellement attachés parce qu’ils s’en nourrissent spirituellement: leur langue et leur culture. Respecter autrui, c’est se respecter soi-même, c’est donc rendre possible la rencontre et le partage Nier autrui, c’est, à terme, préparer sa propre négation et des chocs culturels qu’on nous prédit déjà de façon plus qu’alarmante5.
Lors des Sedifrale XII organisées à Rio de Janeiro en juin 2001, le GERFLINT avait déjà fortement attiré l’attention sur la nécessité d’une mondialisation respectueuse des valeurs humanistes de notre temps6. Commentant la destruction des Bouddhas de Bamiyan quelques mois plus tôt (mars 2001), j’écrivais les lignes qui suivent7:
Des statues millénaires viennent d’être détruites et le monde entier s’en indigne. La beauté des ouvrages en question n’est pas seule en cause. Ce qui afflige, c’est la suppression d’une trace de notre passé. Les statues sacrifiées étaient un des anneaux nous reliant à notre «Ancêtre», aux milliers d’heures vouées par lui à «l’écriture» d’un colossal message de pierre, aux techniques, aux efforts, à la fatigue, à la générosité, au talent, à l’amour qu’il a fallu pour offrir à ceux qu’il ne connaîtrait jamais un présent éternel. L’explosif est facilement venu à bout de l’œuvre immémoriale. Il a suffi d’un peu de fanatisme, d’un marchand (d’armes en l’occurrence) et de quelques dollars… pour arrêter le temps, nier la technique, l’effort, la fatigue, la générosité, le talent et l’amour de «l’ancêtre» qu’on ne connaîtra jamais et qui pourtant croyait nous avoir légué un présent éternel.
On pourrait inventorier une longue liste de crimes quotidiens encore plus grands que celui-là. Mais lorsqu’après l’enfant, la femme, le vieillard on s’en prend aux symboles de pierre de l’Histoire, le pire est à craindre.. Les Molochs sont toujours parmi nous. Abjuration, renoncement, soumission extorquée par la terreur, le massacre et la destruction, la route qui mène à «l’infiniment parfait et l’infiniment grand» est balisée de villes calcinées, de liberté volée et de cadavres en putréfaction.
Le Moloch économiste est tout aussi destructeur que son compère religieux. Ce qu’il exige comme sacrifice, lui, c’est celui de votre âme, de votre langue et de votre culture»…N’en faisons rien.
Du reste, comment perdre l’espoir en découvrant ce magnifique deuxième numéro de Synergies Venezuela qui me remet, encore et encore en tête la belle strophe de Hugo:
Lorsque l’enfant paraît, le cercle de famille
Applaudit à grands cris.
Son doux regard qui brille
Fait briller tous les yeux
Et les plus tristes fronts, les plus souillés peut-être
Se dérident soudain à voir l’enfant paraître
Innocent et joyeux
Un très grand merci à l’équipe de Yolanda et aux généreux sponsors (tout particulièrement l’Ambassade de France et La Universidad del Zulia) qui permettent à notre revue de vivre et de grandir en sagesse et en force pour le plus grand bien de cette amitié internationale que le GERFLINT défend depuis maintenant 8 ans, et de toutes ses forces.
Jacques
Cortès
Professeur émérite de l’Université de Rouen
Président du GERFLINT